Nous reproduisons ici un extrait du livre Un médecin face à la peur de la mort par le Dr. Vincent Rébeillé-Borgella.
Quelle frontière entre sédation et euthanasie ?
[…] La frontière entre sédation et euthanasie est [donc] floue, surtout lorsque le médecin abandonne son objectif médical – soulager – au motif que l’on se trouve très près de la mort. Un petit peu plus ou un petit peu moins de vie, cela ne change finalement pas grand-chose, diraient certains !
Les docteurs Sylvain Pourchet et Dominique Poisson racontent :
Madame A., 60 ans environ, avait de très lourds antécédents médicaux et chirurgicaux, depuis de nombreuses années. Elle sortait de plusieurs mois de réanimation extrêmement lourde. Elle allait un peu mieux, on l’avait extubée… et voilà que son état respiratoire s’aggravait à nouveau. Or, décision avait été prise par l’équipe de réanimation, avec la malade et son mari, de ne pas la réanimer au cas où son état s’aggraverait de nouveau, parce qu’aucun bénéfice n’en était plus attendu et qu’elle semblait devoir mourir dans les heures ou les jours qui suivaient.
Mais Madame A. voulait qu’on « accélère les choses » et demandait avec insistance l’euthanasie. Nous avons été appelés dans le service de réanimation où elle se trouvait encore. Nous l’avons écoutée et avons passé un moment avec son mari. Elle en avait assez de la vie, n’arrivait plus à vivre et disait qu’il fallait que cela se termine. Elle n’était pas déprimée et disait ne pas être angoissée. Simplement, elle n’en pouvait plus. Et quand on voyait ses antécédents… son décès paraissait proche. Nous lui avons proposé de la mettre sous midazolam, à doses anxiolytiques et relaxantes, et d’en augmenter progressivement les doses jusqu’au point de l’endormir si elle restait dans cet état de grande souffrance morale. Elle a accepté, tout en disant : « Ce n’est pas ce que je vous demande, mais puisque vous n’avez que cela à me proposer, j’accepte. » Donc nous avons agi en ce sens. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elle n’a pas eu besoin, finalement, qu’on aille jusqu’à une sédation. Il a suffi d’une dose relativement modeste, qui lui a permis de rester complètement consciente et de parler avec son mari. Elle est morte quelques heures plus tard.
Son mari a téléphoné quinze jours après et a confié : « Votre intervention a changé l’éclairage de ces dernières heures. » Et aussi : « Ces dernières heures de la soirée et de la nuit ont été les plus intenses de notre vie commune[1]. »
[1] Pourchet Sylvain et Poisson Dominique, « La sédation en fin de vie », Laennec, vol. 58, no 2, 2010, p. 34-47. Article disponible sur <https://www.cairn.info/revue-laennec-2010-2-page-34.htm#>, consulté le 01.09.2020.
des avancées dans les soins palliatifs…
Il faut cependant reconnaître, depuis plus de trente ans, les avancées dans la prise en charge des fins de vie par la reconnaissance des soins palliatifs en France et par l’évolution des dispositifs législatifs et réglementaires. Les différentes situations médiatisées donnent trop souvent une dimension affective aux débats qui nécessitent, de fait, une prise de recul. Car une loi ne doit pas répondre à une problématique particulière, mais concerner toutes les situations.
Ce qui fait dire au philosophe Jacques Ricot (né en 1945) :
Pour résister aux deux tentations symétriques de l’obstination déraisonnable et de l’euthanasie, s’offre un repère éthique solide facile à résumer en une formule pratique : laisser mourir et non faire mourir. Laisser la mort faire son œuvre quand les traitements orientés vers la guérison ont échoué, refuser d’entreprendre des traitements disproportionnés avec la situation du malade, tel est le premier précepte simple qui guide l’éthique des soins palliatifs. Ne pas donner la mort, c’est-à-dire respecter l’interdit du meurtre, afin de ne pas transgresser l’impératif éthique fondamental, inscrit aussi dans le serment d’Hippocrate, tel est l’autre devoir qui s’impose à la conscience morale depuis la nuit des temps[2].
[2] Ricot Jacques, « Fin de vie : repères éthiques et philosophiques », Laennec, vol. 52, no 1, 2004, p. 7-25. Article disponible sur <https://www.cairn.info/revue-laennec-2004-1-page-7.htm#>, consulté le 01.09.2020.
Un temps pour les retrouvailles ?
Respecter le temps physiologique de la fin de vie, sans l’accélérer, mais en soulageant la souffrance dans toutes ses dimensions, n’est-ce pas ouvrir un temps pour des retrouvailles ? Je prendrai pour exemple une situation que j’ai vécue :
Madame M., 75 ans, est en fin de vie dans un EHPAD. Son cancer du poumon a métastasé au cerveau et elle sombre dans un semi-coma, ne s’alimentant plus. J’arrête tous les traitements, ne laissant qu’une simple perfusion sous-cutanée. Je lui redis qu’elle va mourir et que sa fin est très proche. Je passe la voir tous les jours. Mais la patiente reste dans le même état plusieurs jours, de façon surprenante, comme si l’évolution de sa maladie s’était arrêtée d’elle-même. Cette femme célibataire, sans enfant, est accompagnée par son frère présent quotidiennement avec qui je parle chaque fois que je viens. Surpris par cette résistance inexpliquée, au bout de dix jours, je demande à son frère s’il y a d’autres membres dans la fratrie. Il me parle d’une sœur qui a rompu toute relation avec la patiente depuis de nombreuses années, car les deux sœurs s’étaient fâchées. Je lui demande de proposer à cette autre sœur de venir à l’EHPAD en lui expliquant la mort très prochaine de Madame M. Cette personne accepte et vient au chevet de sa sœur qui sort de son coma pour un temps d’échange et de pardon mutuel. Madame M. meurt doucement le lendemain.
Peut-être est-elle partie en paix ? Peut-être attendait-elle la visite de sa sœur ? Sans doute cette sœur a-t-elle été apaisée par ce temps de réconciliation pour le reste de sa propre vie ?
Au vu de son état clinique, ne peut-on pas penser que faire bénéficier Madame M. d’une sédation profonde et continue aurait empêché cette réconciliation ? Réconciliation qui a permis de libérer Madame M. pour sa mort, autant que sa sœur pour sa vie, du poids de cette brouille ancienne. Les fins de vie assumées sont souvent des moments où se dénouent des nœuds de souffrance, où cicatrisent d’anciennes plaies affectives douloureuses. Des moments où l’on peut se dire une dernière fois des mots d’amour entre parents et enfants.
Je pense aussi à Mme A. en train de mourir de vieillesse. Son agonie ne semble pas paisible et se prolonge au-delà de ce que ses deux filles semblent capables de supporter. Elles m’évoquent, à mots couverts, la possibilité d’accélérer l’évolution. Je demande alors à l’une d’elles si elle a dit à sa mère qu’elle l’aime. Elle me répond que c’est évident qu’elle l’aime. Je lui repose ma question. Elle me dit que cela fait très longtemps qu’elle ne lui a pas dit. Je lui propose qu’elle et sa sœur aillent séparément dire à leur mère qu’elles l’aiment, demander pardon si nécessaire et remercier pour ce qu’elle leur a donné. Un peu surprise, elle accepte. Chacune des sœurs, dans l’après-midi, va parler avec Mme A. qui meurt très paisiblement le lendemain matin. Les deux sœurs sont venues me remercier, quelque temps après, d’avoir pu, une dernière fois, dire leur amour à leur mère.
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Un médecin face à la peur de la mort par Vincent Rébeillé-Borgella publié aux Éditions Clé